dimanche 18 novembre 2007

Chapitre V: Le pire ennemi du tueur

Floride, 2 Juillet 2008

47 regardait le large, la mer, une vaste étendue d’eau où il aurait pu noyer chaque habitant de cette terre, pourtant il n’en était rien. Bien qu’il n’ait pas oublié son passé, il l’avait mis de côté durant un certain temps. Voilà un mois et demi qu’il avait fui Moscou, mais sa « nouvelle vie » ne lui plaisait pas, d’ailleurs, rien ne lui plaisait depuis. Son premier geste avait été de prendre un avion pour Zürich, où il avait retiré en liquide quatre millions de dollars de son compte avant de disparaître vers le Canada, à Toronto. Retirer quatre millions d’une banque était risqué, mais c’était pour sa sécurité future. Prendre l’avion est également risqué, pas pour les pourcentages de crash aériens ou autres, non, parce que la sécurité était totale dans un avion, encore plus depuis le 11 Septembre. Il avait jeté son revolver dans un caniveau de Moscou, et voyagé avec ses faux papiers fournis par l’Agence, qu’il avait ensuite jetés. De Toronto, il avait pris le bus, le train, marché, payant cash, mais s’éloignant le plus possible du dernier lieu où on avait pu suivre sa trace. Il habitait désormais en Floride, dans une petite maison également payée cash, dans un endroit désert. Il resterait ici le temps que ses quatre millions soient épuisés, ensuite il changerait encore de maison, et ferait un autre retirement de compte, si celui-ci n’était pas bloqué jusque là… Un souffle marin lui fouetta soudain violemment le visage et le ramena à la réalité. La mer était calme, le soleil était presque couché, 47 était habillé en civil, tentant d’oublier son passé, mais il savait bien que c’était impossible. Non pas à cause de ses crimes, mais à cause de ses principes, selon lesquels il avait agi toutes ces années. Il avait bien pourtant essayé de changer en Sicile, mais c’était un genre de coup d’essai. Cette fois-ci, il ne devait faire confiance à personne, même pas au facteur du coin, ni même à l’enfant innocent et à l’air angélique qui passait parfois en vélo près de chez lui. Ses principes l’avaient guidé toute sa vie, et il devait se rendre compte qu’il avait pris goût au meurtre. Il tentait de se sortir cette idée de la tête, prétextant qu’il devait le faire pour son travail, pour survivre, chasser pour ne pas être chassé... Mais plus il pensait à sa vie, plus il voyait son passé, une corde passée autour du cou, un poison délicat versé dans un verre, une balle envoyée directement entre deux yeux, un couteau enfoncé dans la chair tendre, une tête dans un réticule de visée… plus il revoyait sa vie, plus il devait se rendre à l’évidence : le meurtre était devenu sa vie. Il ne pourrait rien faire d’autre, il était condamné à tuer jusqu’à ce que la mort l’arrache à sa misérable vie. Il serra les dents, il aurait voulu pleurer, crier, rire, hurler sa peine, mais il ne pouvait pas, c’était une machine, un tas de chair qui rend les autres obsolètes. D’ailleurs, en arrivant ici, il n’avait pas tardé à faire comme en Russie, trouver un policier corrompu et acheter de quoi se défendre, mais il savait que c’était pour sa soif de meurtre. Il avait en ce moment sur lui-même un Glock 17 et avait caché dans une de ses armoires un fusil de chasse qu’il avait légèrement modifié pour y glisser plus facilement des munitions. Le soleil était presque couché. En ce moment même, une personne devait être en train d’agoniser, criant sa douleur dans ses ultimes instants. 47 ne pensait pas à l’enfant qui venait de naître en ce moment même, à la famille chaleureuse qui l’attendait. La naissance n’existait pas dans sa philosophie, il n’avait que la mort en tête. On aurait facilement pu lui mettre une faux entre les mains et un épais manteau avec capuchon qui lui couvrait le visage, les gens n’auraient pas vu la différence ; mais ce que pensent les gens n’était pas la première préoccupation d’un tueur. Le soleil était maintenant hors de vue, la mer devenait noire, le ciel également, les nuages étant encore furtivement éclairés par l’astre solaire. Hitman se leva calmement, retourna dans sa maison et verrouilla la porte. Il s’ennuyait à mourir ici, la télévision présentait des émissions sans aucun intérêt, et il passait ses journées à réfléchir sur lui-même, ce qui n’était pas quelque chose de nouveau, mais de dur à vivre pour lui. Il n’avait jamais encore pris conscience de l’impact de ses méfaits, et rien que l’idée lui effleure l’esprit lui paraissait futile, pourtant, ce soir-là, en s’asseyant dans son fauteuil, toutes lumières éteintes, 47 avait enfin compris que ce qu’il faisait était vraiment mal. Néanmoins il avait déjà eu cette pensée particulière à Paris, quand il avait été blessé et avait passé quelques heures sur une limite, entre une vie, et une mort, celle qui l’entraînerait un jour avec lui. Il avait déjà tenté de redevenir bon, et cette idée lui pourfendait l’esprit, mais on en avait profité sur son dos. Pour survivre, il devait rester seul, pourtant une partie de son âme lui dictait le contraire. Il avait en face de lui son pire ennemi, celui qui lui faisait rappeler qu’il ne serait jamais comme un autre, ce pire ennemi qu’il avait si souvent utilisé à son avantage et qui désormais était une arme retournée contre ses propres idéaux : lui-même.

La sonnette de la porte d’entrée résonna dans ses oreilles comme s’il s’était endormi dans le clocher d’une église. Il ouvrit rapidement un œil perçant, scruta la pièce de gauche à droite, palpa sa chemise pour vérifier que son pistolet était bien là, et se leva dans les lueurs du soleil qui avaient réussi à passer au travers de ses volets. Il marcha calmement jusqu’à la porte, vérifia que le couloir était exempt de tout piège et tourna la clé dans la serrure, avant de l’ouvrir légèrement.
-Bonjour !
L’homme qui se tenait devant Code 47 ne devait pas être habitué à partir à la suite d’un simple regard d’assassin, car il se mit aussitôt à faire preuve des avantages de sa société qui vendait, selon ce qu’avait compris l’ex-tueur, des machines de travaux urbains. Il était rasé de près, une paire de lunettes carrées sur le nez, et un air d’agent commercial très confirmé qui était prêt à promettre une villa à Hollywood si on lui achetait son matériel qui de toute manière ne servirait à rien dans une zone rurale. Néanmoins, l’homme continuant de parler avec éloquence, croyant sûrement que l’acheteur potentiel qui se tenait en face de lui allait craquer.
-… notre matériel est de dernière qualité ! Il est irréprochable en tout point de vue. Et vous aurez sûrement remarqué que notre société emploie de la main-d’œuvre partout dans le pays, avec un salaire bien payé pour un ouvrier de chantier, faites-nous savoir si cela vous intéresse !
-Non merci.
Ces mots prononcés au tac au tac avec une froideur intense n’ont pourtant pas été suivis avec le claquement de porte qu’Hitman offrait à ce genre de publicité après un discours pourtant séduisant. Le pied de l’homme se casa dans l’embrasure de la porte, et il se pencha vers l’interstice qui le séparait d’une moitié de visage de 47.
-Vous savez, nous pouvons faire des offres spéciales…
Pour toute réponse, l’assassin ouvrit rapidement la porte et la referma brutalement en écrasant le pied du vendeur. Il poussa un cri bruyant, mais ne retira pas son pied, et mis également sa main sur la porte pour l’empêcher de fermer.
-Nous engageons tous ceux qui ont besoin d’un tra…
47 en avait trop entendu, et lui parler de travail était la dernière des choses à faire, il ouvrit légèrement plus la porte et lança un puissant coup de pied dans le ventre de l’homme qui s’affaissa à terre, mais encore une fois, il glissa son pied dans la porte avant qu’elle ne se referme. Il y eut un bruit de craquement d’os, il hurla encore une fois, mais ne s’arrêta pas cette fois-ci à son discours précédant…
-1998, dossier Trent, c’était une de nos machines.
Hitman s’apprêta à nouveau à lui briser la jambe avec la porte quand il se stoppa net.
-On ne l’a jamais retrouvé hein ? Coulé dans le béton, personne n’a rien vu, mais on a parlé ce jour-là d’un étrange employé tatoué sur le crâne qui était aussitôt reparti. Il n’a parlé à personne, mais on sait qu’il avait disparu à peu près au même moment que Trent. Vous l’avez poussé dedans et il y est mort en avalant le ciment, ou bien vous l’avez d’abord exécuté avant d’y cacher son corps ?
47 laissa la jambe de l’homme se retirer, et celui-ci se mit debout avec difficulté.
-Il doit encore être dans le parking de Dakota Street à l’heure qu’il…
Le coup l’atteint dans le tibia, perfora l’os et déchiqueta ses muscles. La chair s’ouvrit avec souplesse pour illuminer le sol de sang frais. L’homme tituba en hurlant et sortit un pistolet, mais un autre tir de 47 lui traversa la main, et le pistolet tomba bien loin de sa portée. Code 47 s’avança vers lui, son Glock 17 encore fumant, et le pointa sur sa tête alors que l’étrange homme s’était mis à genoux, se tenant la jambe qui ne cessait de saigner.
-Pour qui travailles-tu ?
-Je… ah, ma jambe….
Nonchalamment, Hitman tourna l’arme vers son épaule et tira un troisième coup. La veste de l’homme était cette fois tâchée d’hémoglobine vive et dégoulinante, il cria une nouvelle fois, la douille cliqueta sur le sol avant de s’arrêter dans le sang frais. 47 mit à nouveau le pistolet contre son crâne.
-Dernière chance. Pour qui travailles-tu ?
-Arrrhhh… ils sont… dans la voiture… articula difficilement l’homme en pointa un véhicule du doigt.
Hitman tourna la tête. Il ne l’avait pas vue, une berline gris métallisée parquée sous les arbres près de la route, à moins d’une centaine de mètres. Il retourna son regard vers l’homme et remit son pistolet dans sa ceinture, avant de stopper son geste, de replacer l’arme vers la tête de l’homme et d’appuyer sur la détente. Il fut plaqué au sol par l’impact, le sang se répandant autour de sa tête aussi vite que la furie du tueur, le corps désarticulé sur la route de manière grotesque, les yeux encore grands ouverts sous la surprise. 47 remit alors avec le plus grand calme le pistolet dans sa ceinture, tira un coup de pied sur le corps pour vérifier qu’il était bien mort, même si cela paraissait évident, et s’aventura vers le véhicule stationné non loin. Il ouvrit la portière, pointa son pistolet dans l’embrasure de la porte avant d’entendre une voix calme et posée qui lui répliqua :
-Posez donc cette chose, vous n’en aurez pas besoin.
Hitman n’écouta pas ces paroles d’une personne qu’il ne voyait pas, et se mit sur l’agréable siège en cuir tout en gardant son arme levée. L’homme qui lui avait parlé était un vieil homme, assis avec élégance sur la banquette. Il avait un costume noir, de la même trempe que l’Armani que 47 portait en service, des cheveux gris coupés avec style, bien que légèrement dégarni, et un flegme on ne peut plus étrange. Il n’avait pas de rides, juste un peu de menton, et des yeux bleu foncés qui observaient Hitman avec la plus grande admiration. Celui-ci, tout en gardant l’homme dans sa ligne de mire, referma la portière.
-Si ça ne vous dérange pas, je garde ceci, lui annonça le tueur à propos du pistolet. Si ça vous dérange, vous finirez comme le gars dans la cour derrière moi et je n’aimerais pas être celui qui passera la serpillière.
L’homme le fixa quelques instants, puis se mit à rire avec dignité, pour soudain se stopper aussi vite qu’il avait commencé. Il claqua des doigts et dit au chauffeur :
-James, vers le yacht.
-Où comptez-vous m’emmener ? répliqua 47.
-Ailleurs, pour vous faire une proposition. Gardez votre arme si le cœur vous en dit.
-Je suppose que c’est pour mes talents d’élimination silencieuse et invisible.
-Entre autre oui, également parce que vous êtes libre.
-Et comment le savez-vous ? demanda 47 d’un ton on ne peut plus calme.
-Ce genre d’informations circule très vite dans mon milieu.
-C’est vous qui m’avez tendu un piège pour que l’Agence me foute à la porte ? s’énerva Hitman en plaquant son arme contre la tête de l’homme.
Aussitôt, le chauffeur freina extrêmement sec, la voiture tourna sur la droite et se stoppa en travers de la route, une large traînée de pneus derrière elle. Avant même que la voiture ait fini de s’arrêter, le chauffeur, qui était de dos avec une casquette de base-ball, s’était retourné et avait également pointé un pistolet en direction d’Hitman. Celui-ci lui lança un regard noir, c’était le chauffeur de Detroit.
-C’était donc vous ! pestifera Hitman en enfonçant le canon du Glock 17 dans le large cou du vieil homme qui n’avait rien perdu de son calme.
-Retire cette arme tout de suite, ordonna le chauffeur.
-Je pourrais lui faire sauter la tête et vous me faire sauter la mienne, ensuite vous deviendrez chauffeur de corbillard… répliqua Code 47 avec un grand sérieux.
-Allons allons, dit le vieil homme, rangeons ces armes et reprenons tout depuis le début… Je ne me suis même pas présenté en plus !
Il mit sa main face à l’ex-tueur, lui qui l’avait manipulé, et voulait à présent l’engager.
-Dites à votre gorille de ranger son arme.
-James…
James hésita, puis retira son pistolet. Au même moment, 47 frappa le visage du vieil homme avec la crosse de son arme. Du sang coula de sa bouche, mais il leva la main pour empêcher James de tirer, et celui-ci se remit au volant tout en grognant.
-Enchanté, Code 47, se présenta Hitman alors que le vieil homme essuyait son sang.
-Vous êtes souvent autant violent ? demanda le vieil homme après deux secondes de silence.
-Quand on se sert de moi comme d’une marionnette et que je suis mis à la porte du jour au lendemain alors que je suis innocent, oui. Je vous méprise déjà et j’ai une envie profonde de vous briser la nuque à mains nues, mais j’aime travailler, alors je vais écouter votre proposition. Et vous êtes ?
-Ken Beldindford…
Hitman leva un sourcil.
-Vous avez assassiné mon frère et mon neveu, ne faites pas la sourde oreille.
-Vous voulez vous venger ?
-Non. Mon frère était une ordure, vous avez bien fait de mettre fin à ses jours… Mais vous comprendrez que ce n’est pas un hasard que je vienne vous voir. En fait, j’ai d’autres ennemis, des ennemis très influents, et j’aimerais m’en débarrasser. J’ai beaucoup réfléchi à la manière dont était mort mon frère… J’avais été très étonné de voir que la police n’avait aucun suspect, aucune piste… et personne n’a jamais rien remarqué, vous avez fait un boulot parfait.
-Je vous en remercie, mais j’aimerais encore savoir pourquoi vous avez comploté contre moi !
-Je vois… en fait il me fallait justement un homme de main en qui j’aurais confiance, mais étant donné que je faisais partie de la famille d’une des cibles dans les archives de l’Agence, on ne m’a jamais laissé approcher un de leurs contacts, alors j’ai préféré agir tout autrement.
-C’est vous qui avez commandité l’assassinat de Gregorovitch ?
-Non, justement, mais nous avons réussi à modifier les documents que vous avez reçu, grâce à un contact au sein même de l’Agence. Il n’a fallu ensuite qu’attendre pour que vous perdiez votre emploi.
-…
-Je suppose que vous avez envie de me tuer.
-Je suis en train d’imaginer toutes les manières de le faire. Briser une vitre et vous égorger avec un éclat, vous pousser hors de la voiture, tirer dans la tête de ce brave James puis dans la vôtre… si vous n’aviez pas de travail à me proposer, je vous aurai déjà tué depuis deux minutes au moins.
Beldingford esquissa un sourire. La voiture roulait déjà depuis un moment, et le véhicule s’enfonçait dans une forêt où la lumière était rare, on y voyait un marais nauséabond à proximité.
-Mais le travail est à la hauteur de vos précédents contrats. Je suis bien sûr moins influent que l’Agence, mais vous aurez suffisamment de matériel pour mener à bien nos propositions.
-Je veux de la protection. Des faux papiers, un véhicule qui m’amène sur le lieu où se trouve la cible, que l’argent me soit remis en main propre et que je puisse partir rapidement de la zone du contrat.
-Tout cela sera fait selon vos exigences. Nous avons deux jets privés, quatre bateaux et nous avons largement assez d’argent pour du matériel et des véhicules.
-D’accord, acquiesça 47. Parlez-moi de vos… « projets ».
-Nous en parlerons dans mon yacht, d’ailleurs, nous y voilà.
La voiture était sortie de la forêt depuis une centaine de mètres et s’était rapprochée d’une jetée déserte, où mouillait un énorme yacht, blanc comme la neige. Il y avait plusieurs gardes armés qui montaient la garde avec des Spas 12, et, sur le pont, un petit hélicoptère. La voiture se stoppa devant la passerelle, et James sortit le premier, puis alla ouvrir la portière de Beldingford.
-Allons parler de votre premier contrat dans ce sublime yacht si vous le voulez bien. Nous avons du whisky en plus !
Beldingford sortit sous l’œil attentif de James. Hitman aurait fait n’importe quoi ce jour-là pour trouver du poison et lui réserver le même sort que son neveu, mais il avait désormais un nouvel employeur qui, s’il faisait ses preuves, pouvait lui offrir autant de protection que l’Agence. 47 ouvrit la portière et sortit, tout en vérifiant que son Glock 17 avait la sécurité décrochée, et s’engagea sur la passerelle à la suite de Beldingford.

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