vendredi 22 février 2008

Chapitre XVI: Insertion

La sécurité avait été renforcée dans l’immeuble de Dougall. Des policiers en uniforme, l’air sérieux et pressés, s’affairaient dans le hall pour tenter de trouver le mystérieux homme recherché par la police, cherchant dans ses coins, ses recoins, ses toilettes, les pièces réservées au personnel, et même derrière les plantes vertes. Hitman savait pertinemment qu’il n’avait aucune chance d’entrer sans déguisement, même s’il savait également que les policiers n’avaient absolument pas cure de ce qui s’était passé dans la tour voisine, et que c’était pour eux une journée aussi ennuyeuse que les autres. Malheureusement pour l’assassin, ce n’était pas cet ennui profond qui les empêcherait de porter la main à leur hanche en cas de contact oculaire avec lui. Il faudrait agir prudemment, avec intelligence… en bref, comme d’habitude.
Il observa durant quelques dizaines de secondes encore les patrouilles des onze différent gardes de sécurité et policiers, assis sur un banc, le visage à demi caché derrière un large journal qui prônait une nouvelle loi sur le clonage humain. Il se trouvait dans un petit parc, devant l’immeuble, à côté d’un arrêt de bus, côtoyant vieilles dames et mères de familles avec leurs rejetons. C’était plus qu’une couverture… il était parfait mirage aux yeux de ses opposants. Observant à demi les pas des hommes armés et lisant diagonalement l’article, 47 formula son plan d’attaque dans la tête. Pas de silencieux sur le CZ 2000, mais un coussin ferait l’affaire, et sa corde à piano encore mieux… Il faudrait passer les derniers étages à l’escalier, surprendre sa cible… Dougall était vieux et faible, et sans l’intervention de Lenny James, le contrat aurait été d’une étonnante simplicité. Le tueur baissa les yeux et remonta le journal, effaçant ainsi de la vue de n’importe qui celle de son crâne chauve.
Hitman ne se souciait pas de la politique. On pouvait cloner des dizaines d’imbéciles, du temps qu’ils ne devenaient pas tueurs à gages qui se mettaient sur sa chasse, ça ne lui posait pas de problème. Oui, ça ne lui posait pas de problème.
Il baissa le journal, le plia avec dédain et le posa sur le banc. Il avança, dans la journée brûlante et accablante, au milieu de la foule qui s’ameutait sur le passage piéton au rythme d’une vague qui se perd sur une plage vide. La place qui s’étalait devant le gratte-ciel était, fort heureusement, cachée par un large portique en verre sombre qui, même si ne cachait pas toute la lumière, rafraîchit immédiatement 47 quand il y pénétra, d’un pas autant calme et réfléchi que d’habitude. Le policier qu’il avait repéré trois minutes plus tôt avait bonne vue. Code 47 l’avait vu observer de loin les fesses d’une passante, d’un œil vif, faisant semblant de perdre son regard vers le ciel. Il avait des lunettes de soleil peut-être, mais une bonne vision, et cela se vérifia à cet instant précis.
Le policier s’arrêta net dans sa ronde en voyant Hitman s’approcher de l’immeuble. Il se figea sur place, et l’assassin silencieux l’imagina en train d’écarquiller les yeux derrière ses larges lunettes sombres. 47 changea de direction, et tourna vers un autre passage piéton. Il entendit les pas du policier se faire plus rapide, se rapprocher de lui de manière légère : le doute s’était bel et bien installé dans son esprit, et la chasse commençait. Hitman s’enfonça dans la masse qui attendait que le feu piéton passât au vert, écoutant d’une oreille quelque peu distraite les sirènes des voitures de police qui quittaient le building voisin. Lenny James étoffait ses recherches. Le molosse a du flair.
Le feu passa au vert. Immédiatement, la masse humaine tant compacte s’élongea et partit en toutes directions. Le policier, qui était de plus en plus proche, ne put arrêter Hitman même avec quelques interjections plutôt confuses, et se mit à courir sur le passage piéton, dont le feu était passé au rouge. Tandis que l’agent 47 continuait sa route d’un pas décidé et léger en direction d’une ruelle, le policier dut à deux fois brandir sa plaque pour pouvoir passer, sous le joug des klaxons et des insultes des conducteurs New-Yorkais. Il avait perdu de vu l’homme chauve, avec ce code barre sur l’arrière du crâne… c’était lui, aucune doute possible. Et la ruelle était sombre. Il enleva ses lunettes, les rangea dans la poche de sa veste, et s’avança lentement. L’homme, un costume Armani sur le dos, semblait en train de s’affairer quelque part près d’un container. Lentement, l’agent décrocha la sangle de son holster, et sortit lentement son arme, la pointant vers le sol.
-Tourne-toi.
Le tueur s’arrêta, ses gestes brutalement stoppés, comme un acte prémédité. Le policier eut un grand frisson dans le dos et sur tout l’avant-bras, et dut contenir ses tremblements pour ne pas appuyer sur la détente. Mais l’étrange individu au crâne rasé ne s’était toujours pas tourné.
-Je t’ai dit de te tou…
En un volte-face rapide, précis et imprévisible, Hitman pivota sur lui-même et asséna d’un coup brusque et violent la barre et fer sur la tempe du policier. Trop surpris pour faire quoi que ce soit, celui-ci n’avait pu, impuissant, que voir l’objet s’écraser sur lui, et se vue se brouiller rapidement.
-Si vous le demandez… fit Code 47 sans une once d’humour dans la voix, mais d’un air froid et implacable.
Il lança la barre de fer dans la benne à ordures, prévoyant d’y mettre également rapidement celui qu’elle avait envoyé dans les songes, quand la radio de l’homme grésilla. Lentement, Hitman s’agenouilla, et pris la radio entre ses doigts, écoutant juste les échos vides des sirènes qui se répercutaient dans la petite ruelle. Même d’ici, le ciel était étonnamment bleu…
-Je répète : qu’en est-il de votre côté, Roberts ?
-J’ai entendu ! fit 47 d’un air faussement agacé. Fausse piste, fit-il ensuite dans une quinte de toux pour masquer sa voix différente. J’ai poursuivi le gars sur au moins trois avenues, mais en fait il était clean… Roberts, terminé.

-Et vous pensez qu’il serait dans l’immeuble d’en face ? demanda Forthy avec un haussement de sourcil.
Lenny James prit son temps, et laissa couler le café le long de sa gorge, puis prit plaisir à laisser entrer de l’air frais dans ses poumons alors qu’il savait que le capitaine bouillait d’incompréhension.
-J’en suis certain, répondit-il sans autre explication.
Forthy ne répondit pas, se massa l’arrête du nez entre ses doigts grassouillets et murmura quelques paroles inaudibles. Lentement, il laissa glisser sa main le long de son visage, puis regarda l’agent d’Interpol au plus profond de ses yeux. Mike, debout à côté d’eux, n’en savait pas plus non plus.
-Et… sur quels arguments détonants pouvez-vous affirmer ceci ? articula lentement Forthy en mettant ses mains sur ses hanches, faisant tomber sa veste derrière ses bras et laissant apparaître un ventre étonnamment plat pour sa stature.
-Sur un contact sûr, répondit James avec son étrange calme plat, le regard clair. Interpol a aussi quelques agents dormants ici, à New York.
-C’est autorisé, ça?
-Je ne sais pas, j’ai dû lire le règlement il y a vingt ans… mais en tout cas, c’est efficace.
Forthy se calma un peu, et empoigna sa radio.
-J’espère que c’est un bon agent.
-C’est certain.
Le capitaine appuya sur le bouton, et il y eut aussitôt une réception à la voix féminine.
-Ici central.
-Capitaine Forthy…
-Ah… C’est pour le tueur ?
-Oui. Nous pensons qu’il est entré dans un des immeubles se situant juste à côté de celui où la fusillade a eu lieu.
-Vous rigolez ? On a placé des dizaines d’agents, il y a des contrôles à tous les coins de r…
-Le tuyau est en béton. (Il lança un regard sévère à James, lui disant clairement que si ce n’était pas le cas, celui-ci allait s’en prendre plein la tronche.) Laissez les contrôles, mais à plus faible fréquence. Envoyez des hommes dans tout Wall Street, et faites patrouiller l’hélico. Il est peut-être sous déguisement.
-Quel genre de déguisement ? fit la voix avec une pointe d’agacement.
-Aucune idée.
-Et comment voulez-vous que nous le reconnaissions ?
-Il a gardé la même tête depuis les dix dernières minutes, normalement, non ? répliqua Forthy avec ardeur, sur un ton qui ne donnait pas envie de continuer.
-Bien… je fais passer le message, et son portrait-robot.
-Merci. Terminé.
Forthy allait ranger la radio, quand la voix féminine revint dans un petit grésillement :
-Capitaine… cet homme, il est mort à Paris, en 2000…
L’officier se mordit la lèvre, pris une petite respiration et tourna les yeux au ciel.
-Je sais. D’après le rapport. Mais ce n’est pas un fantôme qui a envoyé nos agents six pieds sous terre. Que ce soit lui ou un autre, ça reste un tueur. Exécution.
-Compris. Terminé.
Forthy rangea sa radio, et ne regarda pas Lenny James quand il partit d’un pas lourd en direction de la sortie. Celui-ci lui était reconnaissant. Il savait très bien que tous les deux risquaient leur place, mais le contact était sûr, on ne peut plus sûr.

Le code barre était à moitié caché par la casquette, mais les larges lunettes à soleil permettaient au moins de masquer le visage squelettique de l’assassin. Le hall n’était pas si bondé que ça, en fait. Les divers hommes et femmes d’affaire semblaient éviter la présence des policiers, ces mêmes policiers qui recherchaient l’homme qui les côtoyait. Hitman les regarda du coin de l’œil, derrière les verres fumés, et partit en direction des ascenseurs. Il pensait devoir vérifier qu’aucun autre policier ne le vît quitter le hall de l’hôtel, la seule position qu’ils devaient surveiller, quand sa radio grésilla :
-Ici central… on pense de source sûre que le tueur n’a pas quitté Wall Street. Je répète : la cible recherchée est encore à Wall Street. Demande aux unités de contrôle en position dans les rues pour cette affaire d’envoyer une partie de leurs effectifs en renfort. Fouillez tous les immeubles du coin, il peut être n’importe où, même déguisé. Ne négligez personne. Terminé.
47 appuya sur le bouton de l’ascenseur, qui s’illumina légèrement. Sa couverture était désormais quasi-parfaite.

Aaron Dougall avait l’esprit embrumé. Peut-être était-ce la vieillesse, mais il sentait bien que son sens critique n’était plus aussi performant. Il se sentait las, vidé, et commençait à baisser sa garde. Il observa le fond de son verre de whisky, dénichant son visage déformé à travers le verre bombé. Berlin lui permettrait de se racheter. C’était à Berlin qu’il porterait le coup final de son plan devant le Conseil, et qu’il deviendrait le plus grand requin de la finance de tous les temps. « Genius », son ordinateur, lui avait permis d’en apprendre sur tous ses subordonnés et ses intermédiaires. Il était entré dans leurs données personnelles, leurs revenus, leurs dossiers médicaux et même psychologiques pour certains… une aubaine ! Il savait aussi qu’il devenait trop gênant, et qu’on voulait le remplacer. Il avait déjà imaginé toutes les questions qu’on lui poserait, tous les pièges qui seraient dressés face à lui. Et il avait, de même imaginé toutes les répliques cinglantes qui empêcheraient le reste du conseil de prendre sa place. Chaque seconde de son itinéraire dans la capitale germanique avait été pensée, repensée, et toutes les possibilités avaient été abordées. Il n’avait rien à craindre.
-Votre bain est prêt, monsieur, fit Edward du bout du couloir.
-Bien, répondit Dougall d’une voix faible. Bien, bien, j’arrive.
Il reposa son verre sur la table également de verre, qui émit comme une vibration sourde, puis se leva, sans trop de difficulté. On allait vouloir l’assassiner à Berlin… c’était certain.

Un ascenseur à Wall Street ne peut pas être vide. C’est comme vouloir affirmer que le Sahara cache de la neige ou qu’Elvis Presley est encore en vie, c’est plus un fantasme délirant qu’une réalité… et 47 en était le témoin de premier ordre. Depuis trente-deux étages, l’ascenseur avait toujours quelqu’un d’autre à supporter. Un homme d’affaire sérieux en costume, une serviette ou une mallette à la main ; une secrétaire au chignon serré et aux lunettes carrées ; un employé moyen sirotant un café ; une femme de ménage, l’air exténué, qui grognasse dans son coin ; un comptable nerveux aux gestes frétillants, qui remet sans arrêt ses petites lunettes sur son nez. Mais jamais, jamais une seconde de libre pour continuer le contrat… et 47 savait que son temps était compté. Le temps qu’il arrive au 86e étage, Lenny James pourrait très bien avoir encerclé l’immeuble. Mieux valait ne pas perdre de temps. Secouant légèrement la tête, comme s’il avait perçu un bruit, l’assassin mis sa main à sa radio, sans pour autant appuyer sur le bouton.
-Oui, ici… Roberts. Qu’y a-t-il ?
Les deux secrétaires qui bavardaient se turent ; le comptable stoppa d’un geste sec sa main qui allait remettre ses lunettes ; un électricien qui se tenait à côté de lui haussa un sourcil. Hitman ne dit pas mot de plus, et fit semblant d’écouter une conversation radio. Il n’avait pas d’écouteur à l’oreille, mais qu’à cela ne tienne, les civils étaient toujours impressionnés par l’uniforme.
-Vous en êtes certains ?
L’une des secrétaires se mit à tapoter nerveusement sa serviette, tandis que l’autre essayait de reprendre la conversation. Et le comptable se mordillait maintenant les doigts…
-D’accord, compris. Roberts, terminé.
Il s’avança vers la porte et se tourna vers les quatre personnes. L’électricien laissa sa boîte à outils sur le sol et mis ses bras en croix, l’air sceptique avant même que 47 ne dise le moindre bout de mot.
-Désolé, je crois qu’il y a un problème, dit-il d’une voix forte et autoritaire.
-Un… problème ? fit le comptable d’une voix étouffée.
Les secrétaires se mirent à se chuchoter des mots inquiétants à l’oreille. L’électricien esquissa un bâillement, mettant nonchalamment la main devant la bouche.
-Nous recherchons un homme, continua calmement Hitman. Un homme dangereux, qui est peut-être dans cet immeuble.
-On n’a pas vu d’homme dangereux dans le coin, fit l’électricien d’une voix grave.
-Vous en êtes sûrs ? répliqua 47.
-Certain.
-Comment pouvez-vous en être certain ? demanda Code 47 d’une voix calme et soudain plus sombre. Je suis théoriquement autant dangereux qu’un tueur avec une arme dans les mains.
L’ironie pour masquer la vérité. Une tactique qui fait toujours effet.
-Théoriquement, oui, continua l’électricien en levant les yeux au ciel.
-Écoutez, on pense qu’il a pu piéger cet ascen…
-Quoi ? l’interrompit le comptable. P… piégé ? Avec… une bombe ???
-C’est possible, lui dit 47 sur un ton calme. C’est pour ça que je dois vous demander de…
DING !
Le comptable se rua à l’extérieur dès l’ouverture des portes, et les secrétaires suivirent rapidement. L’électricien, quant à lui, frôla 47 avec un œil interrogateur, l’air sceptique. Hitman n’y répondit pas, et bloqua l’accès à un homme d’affaire au costume clair qui voulait entrer dans l’ascenseur.
-Problème techniques, fit 47 juste avant que les portes ne se referment.
Il appuya sur le bouton de l’étage 85, puis leva rapidement les yeux vers le plafond alors que l’ascenseur commençait à gravir rapidement les paliers. Il repéra vite une poignée, qu’il poussa dans un petit bond. La trappe s’ouvrit dans un bruit violent, comme un coup de feu, et s’écrasa sur le haut de la cage. Le tueur y accrocha ses mains, puis s’y éleva rapidement, non sans peine, du haut de sa quarantaine. Puis, lentement, il referma la trappe, doucement, et observa les ténèbres au-dessus de lui, se demandant à quelle distance se trouvait réellement sa prochaine cible. Il ne restait plus qu’à attendre la petite montée de 50 étages…

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