12 Juillet 2008
La lettre était arrivée par colis aérien. Une jolie petite enveloppe de première qualité, qui, d’après son timbre et le tampon qui y était appose, venait directement de Vienne. L’adresse du destinataire avait été écrite à la main, par une écriture suffisamment fine, mais pas assez pour être celle d’une femme. Néanmoins, les traits étaient vifs et quelquefois imprécis, l’homme ayant noté ces quelques lignes étant probablement dans un état de tension élevé. Sans plus attendre, la lettre fut sortie, et la lecture commença. Les habituels “Très cher” et autres salutations étaient inexistantes, preuve on ne peut plus directe que le contenu de la missive était aussi important que son auteur, un homme pourtant raffiné et qui ne négligeait pas sur les bonnes règles de bonne conduite, avait tout bonnement oublié, ou négligé dans sa précipitation, de parfaire sa lettre de salutations.
« Il m’est arrivé quelque chose de tout bonnement étrange, si ce n’est dire bizarre. Un coup de surprise assez énorme et, je dois le dire, d’une complexité qui ne va pas en s’amenuisant. Mais autant commencer par le début, tu en sauras ainsi plus sur mon état actuel.
Tout a commencé il y a quelques heures à peine (je ne peux fermer l’oeil avant d’avoir conté mon aventure entière dans cette lettre, sous peine d’oublier un quelconque détail ou simplement de me réveiller en sursaut au milieu de la nuit pour ne l’avoir pas fait), lorsque Ingrid et moi nous sommes rendus à l’Opéra d’Etat, pour une représentation qui s’annonçait particulièrement ennuyeuse, mais dont, je le savais, elle raffolait particulièrement. Une de ces soirées où l’ennui est tant caché par des conversations à propos de sujets complexes et inutiles que le moindre bâillement, même caché subrepticement par la main, devient comme une honte publique. Autant dire que se mettre dans le bain s’annonçait, je le savais déjà en sortant du taxi, et qu’Ingrid ouvrait son parapluie pour nous éviter une douche sous cette chaude et drue pluie d’été, tout bonnement une suite ininterrompue de faux-semblants dont on ne pouvait réchapper. En entrant à l’intérieur de l’opéra, et tandis que quelques majordomes ou autre maîtres d’hôtel à l’air tout bonnement ridicules me tenaient la porte (et qu’Ingrid refermait son parapluie en tentant de ne pas inonder le parquet), mon sentiment s’intensifia jusqu’au paroxysme, en voyant qu’une énorme réception était tenue dans la pièce adjacente. Dès qu’un de ces ridicules clowns ganté m’eût enlevé mon imperméable avec, je dois bien l’avouer, une certaine délicatesse, je tentai tant bien que mal de me fondre dans la masse bruyante. Ingrid était partie de son côté, et ne voulait pas me voir sur ses talons comme un petit caniche inintelligent, comme je l’avais fait un soir à l’opéra de Berlin, et qu’elle me l’avait clairement reproché. Je pris donc une coupe de champagne sur un plateau d’argent, et commençai à marcher à travers la foule, à observer les gens et faire croire peut-être que je cherchais quelqu’un ou alors que je faisais toute autre activité importante qui n’était probablement pas dans leur code de vie. Somme toute, quelque espèce de vieil homme à l’air raffiné vint vers moi, et m’aborda, si l’on peut dire, d’une phrase qui ressemblait fort à “Très cher monsieur, vous qui me semblez apprécier les quelques toiles qui sont accrochées ici, avez-vous entendu parler des oeuvres occultes de Léonard de Vinci?”. Autant dire un argument bel et bien idiot, d’autant plus que les toiles en question qui trônaient au mur, et dont il pensait que j’étais en train de savourer des yeux, étaient de très claires oeuvres modernes, sans modèle ni paysage aux lignes fines, mais un acharnement de couleurs qui bondissaient en tous sens, semblant vouloir s’évader du tableau à tout moment. Avec bien des difficultés, et quelque dix minutes de conversation hâtive (qu’il sembla traduire par une communication normale entre gens pour le moins dire civilisés) suffirent de justesse à me permettre de fuir son emprise. Je sortis précipitamment de la pièce (manquant d’ailleurs de renverser un de ces espèces de clowns en uniforme, chauve celui-là), pour fumer une cigarette dans une petite ruelle sombre et sale. Bien sûr, la peur me tenaillait quelque peu les entrailles, redoutant de rencontrer un malfrat de basse envergure pour qui l’appât du gain est plus fort que tout. Mais, sauf quelques rats et une seringue brisée dont les éclats étaient éparpillés un peu partout (probablement celle d’un de ces toxicomanes qui écument la ville comme des chiens errants), seul le silence était mon unique compagnon.
Bref… après ces quelques instants de répit, j’entendis le bruit étouffé des pas qui commençaient à s’affoler à l’intérieur. Et j’avais vu juste, me rendant rapidement compte que la foule avait délaissé les petits-fours ignobles (mais point le champagne, qu’ils gardaient en main), pour se diriger vers la salle d’opéra. Ingrid, folle, comme d’habitude, d’une rage cachée en me voyant fuir ses si précieux et ennuyeux amis, me prit par le bras en sifflant et m’emmena avec elle à l’intérieur de la salle, en direction de deux places libres, dans les loges. J’étais malheureusement entouré par un homme énorme fumant un cigare (et dont la fumée empestait déjà les alentours) et une femme, fort jolie et au charmant décolleté plongeant, qui semblait être une amie de longue date d’Ingrid. D’ailleurs, elle me fit bonjour d’un signe de tête pour le moins étrange, comme si nous nous connaissions déjà, bien que j’en eusse pas le souvenir (du moins je crois). Je m’assis donc dans le siège, pour le moins confortable, c’était déjà ça, et tentai de ne pas trop jeter un œil noir à mon voisin, dont la fumée du cigare n’avait d’égale que son air renfrogné de bouledogue en fin de vie. J’en profitai pour me saisir de mes lunettes de théâtre et commencer à observer la salle : le lustre (magnifique), les décors du plateau (somptueux), les spectatrices (voluptueuses), et un technicien qui s’en allait vers la sortie d’un pas rapide, une boîte à outils à la main. Car, il faut bien l’admettre, si ces réceptions mondaines m’ennuient tout particulièrement, l’opéra lui-même reste un des mes échappatoires favoris. L’instant de tendresse de mon monde de brutes, que même le cigare de mon voisin obèse ne peut filtrer. L’un de mes plaisirs favoris, que je savourais à chaque instant ; un art immuable et génialissime.
Si bien que, malgré la pseudo-attention omniprésente dont j’avais à faire preuve face à tant d’hypocrites costumés, la soirée me sembla soudain plus douce, dès que, et ceci s’installa de manière étonnamment flagrante, le public cessa son infâme brouhaha et que la musique commençât à envahir l’espace… Et quel bonheur… Grieg ! J’en avais oublié à quelle point ses compositions étaient merveilleuses ! Les notes jonglaient dans ma tête, m’insufflant un parfum nouveau et tant délicat, et je dus, après quelques instants passés à hocher la tête dans ce bonheur intense, les yeux clos, ordonner à Ingrid de se taire. Autant elle me gâchait le spectacle en continuant à parler à sa voisine, autant j’avais ce besoin potentiellement machiste de la ramener à sa place (par souci de politesse néanmoins, nous en conviendrons). Evidemment, par souci d’attirer une foule à forte densité, les organisateurs avaient choisi de nous montrer, une fois de plus, la dénommée pièce Peer Gynt, sans qui, il faut bien l’admettre, Edvard ne serait qu’un simple musicien oublié de plus. Et, même, voyant bien que, dans la foule, les gens commencèrent à se parler à l’oreille (j’imaginais évidemment les conversations de pseudo-connaisseurs telles que : « Oh… cette pièce me dit quelque chose, ma chère. Ne l’aurions pas déjà entendu quelque part ? » et autres stupidités du même registre sans finesse), j’observais que l’organisateur de la soirée, de sa loge, semblait inquiet. A un moment (en plein milieu de la quatrième partie de l’opus 46… une honte !), il sortit son téléphone portable, dont je n’entendis fort heureusement pas la sonnerie, et partit immédiatement de sa loge, l’air préoccupé. Mais tout de même ! Au beau milieu de l’œuvre ! J’en fis d’ailleurs la remarque à Ingrid, qui me rétorqua (par souci de vengeance probablement) d’arrêter immédiatement de l’importuner.
Pour résumer (car la partie intéressante vient très probablement ici !), tout se passa jusqu’à la septième partie de l’acte, mon morceau favori, « Dans l’antre du roi de la montagne ». Le plus célèbre bien évidemment (quoique, vous en conviendrez, la musique d’ouverture de l’acte II n’en est que plus célèbre également), et celle qui me procurait le plus grand bonheur. À l’occasion, j’en profitai pour dire (mot pour mot) à mon voisin que l’odeur de son cigare n’avait d’égal que son inélégance extrême. Les comédiens n’étaient pas mauvais, mais il semblait passer ce quelque chose… on sentait dans l’air une tension (je crus même voir les rideaux, de côté, bouger légèrement), tandis que le mouvement de l’opus 23 prenait de l’ampleur dans l’opéra. Soudain, une explosion au bruit sourd retentit quelque part dans le bâtiment… je ne peux malheureusement m’en souvenir avec perfection, mais il sembla provenir de quelque part dans l’arrière-décor, et avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir, les échafaudages s’étaient décrochés du plafond, et tandis que les musiciens s’arrêtaient de jouer pour contempler l’horreur qui tombait du ciel, le comédien qui jouait Gynt fut sauvagement écrasé. Aussitôt, des cris d’horreurs retentirent partout dans la salle, les gens se levèrent, apeurés, en commençant à crier. Ingrid hurla, sa voisine (nommée Tirana me sembla-t-il, comme la ville) manqua de s’évanouir et mon bouledogue de voisin, malgré son poids, se leva violemment de la chaise en laissant tomber son cigare au sol. Je dus rester le seul assis dans toute la salle, ébahi et submergé par l’émotion morbide qui se répandait dans l’air. De nombreuses personnes tentèrent d’aller aider ce pauvre acteur, mais il semblait que ce ne serait pas dans les bras de Solveig qu’il allait mettre fin à ses jours…
Sous le choc, il me fallut marcher. Il me fallait toujours bouger quand j’étais sous état de choc. Un homme barbu de courte taille, sur scène, ordonna avec un de ces appareils (mégaphone dit-on ?), de ne pas bouger de notre place. Malgré les menaces d’Ingrid qui disait vouloir « me le faire regretter » si je partais, je pris la poudre d’escampette et sortis subrepticement de la gigantesque salle. Je commençai à déambuler, dans les couloir, dans ce silence gênant qui, il était certain, était bien différent dans la salle d’opéra. Ecoutant mes talons claquer au sol, regardant mes pieds, ce fut pour découvrir, en entrant dans les toilettes, ceux d’un autre, dépassant des cabines, que je ne pus, pour assouvir ma curiosité, qu’ouvrir… Mon visage, à ce moment présent, avait dû se raidir de manière extraordinaire, car je me souviens avoir vomi sur les chaussures du pauvre organisateur, étendu ici dans un silence gênant. La suite est peut-être trop dure à raconter, et je ne m’en souviens que peu… le service de sécurité arriva peu après, me retrouva inconscient contre le mur, selon le rapport de la police. Je ne me souviens pas clairement du corps de cet homme, juste peut-être des ses yeux clos dans la douleur, du sourire crispé que faisait sa bouche, probablement involontaire, et de ses lèvres violettes, qui contrastaient de manière étrange avec des marques de même couleur le long de sa gorge. Je ne sus jamais ce qui m’étais arrivé… la police me questionna longuement, et la presse me demanda ma version des faits dans le moindre détail. Après tout cela… il est encore nuit, et j’ai du mal à me rendre compte de ce qui vient de se passer. Les événements de la soirée se bouleversent, autant ces tableaux durant la réception, le bouledogue au cigare, le pauvre comédien jouant Gynt que ces cabines qui continuent de me hanter. Saura Dieu un jouer percer ce mystère. D’ici-là, il me reste encore beaucoup d’éléments dont je n’aurai jamais la réponse, je crains.
Heinrich »
La lettre fut refermée, son souvenir gardé. Elle fut acheminée lentement du bureau à la large cheminée de briques et le chef du FBI se dit, en jetant la lettre dans l’intense feu qui éclairait à peine son visage, que si 47 avait ruiné le peu de vie qu’il restait à Leland Alexander, il n’emporterait pas la sienne.
jeudi 17 avril 2008
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