12 Juillet 2008
La lettre était arrivée par colis aérien. Une jolie petite enveloppe de première qualité, qui, d’après son timbre et le tampon qui y était appose, venait directement de Vienne. L’adresse du destinataire avait été écrite à la main, par une écriture suffisamment fine, mais pas assez pour être celle d’une femme. Néanmoins, les traits étaient vifs et quelquefois imprécis, l’homme ayant noté ces quelques lignes étant probablement dans un état de tension élevé. Sans plus attendre, la lettre fut sortie, et la lecture commença. Les habituels “Très cher” et autres salutations étaient inexistantes, preuve on ne peut plus directe que le contenu de la missive était aussi important que son auteur, un homme pourtant raffiné et qui ne négligeait pas sur les bonnes règles de bonne conduite, avait tout bonnement oublié, ou négligé dans sa précipitation, de parfaire sa lettre de salutations.
« Il m’est arrivé quelque chose de tout bonnement étrange, si ce n’est dire bizarre. Un coup de surprise assez énorme et, je dois le dire, d’une complexité qui ne va pas en s’amenuisant. Mais autant commencer par le début, tu en sauras ainsi plus sur mon état actuel.
Tout a commencé il y a quelques heures à peine (je ne peux fermer l’oeil avant d’avoir conté mon aventure entière dans cette lettre, sous peine d’oublier un quelconque détail ou simplement de me réveiller en sursaut au milieu de la nuit pour ne l’avoir pas fait), lorsque Ingrid et moi nous sommes rendus à l’Opéra d’Etat, pour une représentation qui s’annonçait particulièrement ennuyeuse, mais dont, je le savais, elle raffolait particulièrement. Une de ces soirées où l’ennui est tant caché par des conversations à propos de sujets complexes et inutiles que le moindre bâillement, même caché subrepticement par la main, devient comme une honte publique. Autant dire que se mettre dans le bain s’annonçait, je le savais déjà en sortant du taxi, et qu’Ingrid ouvrait son parapluie pour nous éviter une douche sous cette chaude et drue pluie d’été, tout bonnement une suite ininterrompue de faux-semblants dont on ne pouvait réchapper. En entrant à l’intérieur de l’opéra, et tandis que quelques majordomes ou autre maîtres d’hôtel à l’air tout bonnement ridicules me tenaient la porte (et qu’Ingrid refermait son parapluie en tentant de ne pas inonder le parquet), mon sentiment s’intensifia jusqu’au paroxysme, en voyant qu’une énorme réception était tenue dans la pièce adjacente. Dès qu’un de ces ridicules clowns ganté m’eût enlevé mon imperméable avec, je dois bien l’avouer, une certaine délicatesse, je tentai tant bien que mal de me fondre dans la masse bruyante. Ingrid était partie de son côté, et ne voulait pas me voir sur ses talons comme un petit caniche inintelligent, comme je l’avais fait un soir à l’opéra de Berlin, et qu’elle me l’avait clairement reproché. Je pris donc une coupe de champagne sur un plateau d’argent, et commençai à marcher à travers la foule, à observer les gens et faire croire peut-être que je cherchais quelqu’un ou alors que je faisais toute autre activité importante qui n’était probablement pas dans leur code de vie. Somme toute, quelque espèce de vieil homme à l’air raffiné vint vers moi, et m’aborda, si l’on peut dire, d’une phrase qui ressemblait fort à “Très cher monsieur, vous qui me semblez apprécier les quelques toiles qui sont accrochées ici, avez-vous entendu parler des oeuvres occultes de Léonard de Vinci?”. Autant dire un argument bel et bien idiot, d’autant plus que les toiles en question qui trônaient au mur, et dont il pensait que j’étais en train de savourer des yeux, étaient de très claires oeuvres modernes, sans modèle ni paysage aux lignes fines, mais un acharnement de couleurs qui bondissaient en tous sens, semblant vouloir s’évader du tableau à tout moment. Avec bien des difficultés, et quelque dix minutes de conversation hâtive (qu’il sembla traduire par une communication normale entre gens pour le moins dire civilisés) suffirent de justesse à me permettre de fuir son emprise. Je sortis précipitamment de la pièce (manquant d’ailleurs de renverser un de ces espèces de clowns en uniforme, chauve celui-là), pour fumer une cigarette dans une petite ruelle sombre et sale. Bien sûr, la peur me tenaillait quelque peu les entrailles, redoutant de rencontrer un malfrat de basse envergure pour qui l’appât du gain est plus fort que tout. Mais, sauf quelques rats et une seringue brisée dont les éclats étaient éparpillés un peu partout (probablement celle d’un de ces toxicomanes qui écument la ville comme des chiens errants), seul le silence était mon unique compagnon.
Bref… après ces quelques instants de répit, j’entendis le bruit étouffé des pas qui commençaient à s’affoler à l’intérieur. Et j’avais vu juste, me rendant rapidement compte que la foule avait délaissé les petits-fours ignobles (mais point le champagne, qu’ils gardaient en main), pour se diriger vers la salle d’opéra. Ingrid, folle, comme d’habitude, d’une rage cachée en me voyant fuir ses si précieux et ennuyeux amis, me prit par le bras en sifflant et m’emmena avec elle à l’intérieur de la salle, en direction de deux places libres, dans les loges. J’étais malheureusement entouré par un homme énorme fumant un cigare (et dont la fumée empestait déjà les alentours) et une femme, fort jolie et au charmant décolleté plongeant, qui semblait être une amie de longue date d’Ingrid. D’ailleurs, elle me fit bonjour d’un signe de tête pour le moins étrange, comme si nous nous connaissions déjà, bien que j’en eusse pas le souvenir (du moins je crois). Je m’assis donc dans le siège, pour le moins confortable, c’était déjà ça, et tentai de ne pas trop jeter un œil noir à mon voisin, dont la fumée du cigare n’avait d’égale que son air renfrogné de bouledogue en fin de vie. J’en profitai pour me saisir de mes lunettes de théâtre et commencer à observer la salle : le lustre (magnifique), les décors du plateau (somptueux), les spectatrices (voluptueuses), et un technicien qui s’en allait vers la sortie d’un pas rapide, une boîte à outils à la main. Car, il faut bien l’admettre, si ces réceptions mondaines m’ennuient tout particulièrement, l’opéra lui-même reste un des mes échappatoires favoris. L’instant de tendresse de mon monde de brutes, que même le cigare de mon voisin obèse ne peut filtrer. L’un de mes plaisirs favoris, que je savourais à chaque instant ; un art immuable et génialissime.
Si bien que, malgré la pseudo-attention omniprésente dont j’avais à faire preuve face à tant d’hypocrites costumés, la soirée me sembla soudain plus douce, dès que, et ceci s’installa de manière étonnamment flagrante, le public cessa son infâme brouhaha et que la musique commençât à envahir l’espace… Et quel bonheur… Grieg ! J’en avais oublié à quelle point ses compositions étaient merveilleuses ! Les notes jonglaient dans ma tête, m’insufflant un parfum nouveau et tant délicat, et je dus, après quelques instants passés à hocher la tête dans ce bonheur intense, les yeux clos, ordonner à Ingrid de se taire. Autant elle me gâchait le spectacle en continuant à parler à sa voisine, autant j’avais ce besoin potentiellement machiste de la ramener à sa place (par souci de politesse néanmoins, nous en conviendrons). Evidemment, par souci d’attirer une foule à forte densité, les organisateurs avaient choisi de nous montrer, une fois de plus, la dénommée pièce Peer Gynt, sans qui, il faut bien l’admettre, Edvard ne serait qu’un simple musicien oublié de plus. Et, même, voyant bien que, dans la foule, les gens commencèrent à se parler à l’oreille (j’imaginais évidemment les conversations de pseudo-connaisseurs telles que : « Oh… cette pièce me dit quelque chose, ma chère. Ne l’aurions pas déjà entendu quelque part ? » et autres stupidités du même registre sans finesse), j’observais que l’organisateur de la soirée, de sa loge, semblait inquiet. A un moment (en plein milieu de la quatrième partie de l’opus 46… une honte !), il sortit son téléphone portable, dont je n’entendis fort heureusement pas la sonnerie, et partit immédiatement de sa loge, l’air préoccupé. Mais tout de même ! Au beau milieu de l’œuvre ! J’en fis d’ailleurs la remarque à Ingrid, qui me rétorqua (par souci de vengeance probablement) d’arrêter immédiatement de l’importuner.
Pour résumer (car la partie intéressante vient très probablement ici !), tout se passa jusqu’à la septième partie de l’acte, mon morceau favori, « Dans l’antre du roi de la montagne ». Le plus célèbre bien évidemment (quoique, vous en conviendrez, la musique d’ouverture de l’acte II n’en est que plus célèbre également), et celle qui me procurait le plus grand bonheur. À l’occasion, j’en profitai pour dire (mot pour mot) à mon voisin que l’odeur de son cigare n’avait d’égal que son inélégance extrême. Les comédiens n’étaient pas mauvais, mais il semblait passer ce quelque chose… on sentait dans l’air une tension (je crus même voir les rideaux, de côté, bouger légèrement), tandis que le mouvement de l’opus 23 prenait de l’ampleur dans l’opéra. Soudain, une explosion au bruit sourd retentit quelque part dans le bâtiment… je ne peux malheureusement m’en souvenir avec perfection, mais il sembla provenir de quelque part dans l’arrière-décor, et avant que quiconque n’ait eu le temps de réagir, les échafaudages s’étaient décrochés du plafond, et tandis que les musiciens s’arrêtaient de jouer pour contempler l’horreur qui tombait du ciel, le comédien qui jouait Gynt fut sauvagement écrasé. Aussitôt, des cris d’horreurs retentirent partout dans la salle, les gens se levèrent, apeurés, en commençant à crier. Ingrid hurla, sa voisine (nommée Tirana me sembla-t-il, comme la ville) manqua de s’évanouir et mon bouledogue de voisin, malgré son poids, se leva violemment de la chaise en laissant tomber son cigare au sol. Je dus rester le seul assis dans toute la salle, ébahi et submergé par l’émotion morbide qui se répandait dans l’air. De nombreuses personnes tentèrent d’aller aider ce pauvre acteur, mais il semblait que ce ne serait pas dans les bras de Solveig qu’il allait mettre fin à ses jours…
Sous le choc, il me fallut marcher. Il me fallait toujours bouger quand j’étais sous état de choc. Un homme barbu de courte taille, sur scène, ordonna avec un de ces appareils (mégaphone dit-on ?), de ne pas bouger de notre place. Malgré les menaces d’Ingrid qui disait vouloir « me le faire regretter » si je partais, je pris la poudre d’escampette et sortis subrepticement de la gigantesque salle. Je commençai à déambuler, dans les couloir, dans ce silence gênant qui, il était certain, était bien différent dans la salle d’opéra. Ecoutant mes talons claquer au sol, regardant mes pieds, ce fut pour découvrir, en entrant dans les toilettes, ceux d’un autre, dépassant des cabines, que je ne pus, pour assouvir ma curiosité, qu’ouvrir… Mon visage, à ce moment présent, avait dû se raidir de manière extraordinaire, car je me souviens avoir vomi sur les chaussures du pauvre organisateur, étendu ici dans un silence gênant. La suite est peut-être trop dure à raconter, et je ne m’en souviens que peu… le service de sécurité arriva peu après, me retrouva inconscient contre le mur, selon le rapport de la police. Je ne me souviens pas clairement du corps de cet homme, juste peut-être des ses yeux clos dans la douleur, du sourire crispé que faisait sa bouche, probablement involontaire, et de ses lèvres violettes, qui contrastaient de manière étrange avec des marques de même couleur le long de sa gorge. Je ne sus jamais ce qui m’étais arrivé… la police me questionna longuement, et la presse me demanda ma version des faits dans le moindre détail. Après tout cela… il est encore nuit, et j’ai du mal à me rendre compte de ce qui vient de se passer. Les événements de la soirée se bouleversent, autant ces tableaux durant la réception, le bouledogue au cigare, le pauvre comédien jouant Gynt que ces cabines qui continuent de me hanter. Saura Dieu un jouer percer ce mystère. D’ici-là, il me reste encore beaucoup d’éléments dont je n’aurai jamais la réponse, je crains.
Heinrich »
La lettre fut refermée, son souvenir gardé. Elle fut acheminée lentement du bureau à la large cheminée de briques et le chef du FBI se dit, en jetant la lettre dans l’intense feu qui éclairait à peine son visage, que si 47 avait ruiné le peu de vie qu’il restait à Leland Alexander, il n’emporterait pas la sienne.
jeudi 17 avril 2008
Chapitre XVIII: Affaires Internes
Cité internationale de Lyon (Interpol Headquarter), 16 Juillet 2008
-Leonard Robert James, la commission a décidé, à l’unanimité quasi-totale, qu’il vous était interdit de continuer vos investigations sur le dénommé tueur à gages nommé « Code 47 ». Il s’est avéré que le sujet était bien mort dans un hôtel à Paris, en 2005, et que la mort proche du commissaire Fournier n’était qu’une coïncidence, malgré vos théories. Toutes vos enquêtes se sont soldées par des échecs et des culs-de-sac.
-J’ai réussi à trouver une piste sé…
-Un signe sur une mallette ? Utilisez-le pour retrouver ce… « 47 », et nous changerons peut-être d’avis. D’ici-là, vos droits d’agents ici à l’intérieur du réseau vous seront également retirés pour une durée indéterminée.
-Mais je…
-Pour une durée (et il accentua le mot) pour l’instant indéterminée, sinon plus.
-Bien. Merci de m’avoir re…
-Vous pouvez disposer.
Lenny James était dans le couloir, les coude sur les genoux et le visage enfoui dans les mains, le dos étrangement voûté. Et ce n’étaient pas sa veste en tweed gris et sa cravate bleue qui lui donnaient un semblant de dignité. Tandis que les gens passaient près de lui, il tentait de se demander comment il en était arrivé ici, pourquoi il était assis sur ce banc à la con entre une plante verte et un distributeur d’eau au lieu d’être à la poursuite d’un tueur en liberté. Cela faisait plus d’une année qu’il était à la poursuite de 47, et il était vrai que les échecs se succédaient sans trêve, mais il n’avait jamais perdu sa trace, ce qui, de son avis, avait toujours été le plus important. A chaque fait divers suspect dans la presse, chaque accident mortel étrange et chaque suicide sans raison, pouvait se trouver la marque de l’assassin silencieux.
La commission avait tranché en dix minutes à peine. Juste le temps de sortir tous les dossiers traitant de 47 ou de ses pseudo-activitées, de prouver qu’aucun lien concret ne pouvait y être trouvé et que James avait profité de l’argent d’Interpol durant de nombreux mois. Celui-ci, se redressant et laissant tomber sa tête contre le mur, observa quelques instants les alentours en effervescence, téléphones sonnant dans tous les coins, machines à café chauffant à en exploser, feuilles, notes et dossiers voltigeant entre les mains de secrétaires débordées et qui préféraient se vernir les ongles entre deux rendez-vous de leur patron que de prendre la peine d’allumer leur ordinateur ou de sortir un stylo de leur poche. En les observant un peu plus, le molosse se rendit rapidement compte à quel point il haïssait ces bureaux, à quel point il haïssait l’inefficacité, à quel point il haïssait les dirigeants du réseau et à quel point il détestait se rendre compte que cet univers serait bientôt le sien.
-Monsieur James ? demanda une de ces secrétaires en ouvrant la porte, l’air endormi.
L’ex-agent se leva lentement de sa chaise, étira son dos et suivit la secrétaire dans son petit bureau sans rien dire, mais en la gratifiant d’un regard noir qui aurait fait tomber Hitman en personne. Ou presque.
En s’asseyant dans la petite chaise qui lui martyrisait les fesses, il se souvint légèrement des têtes des dirigeants de divers services internes au réseau, et se promit de leur rendre la vie infernale s’il tombait sur l’un de leurs rapports lors de sa future vie de bureaucrate désespéré. Ils étaient une demi-douzaine, chacun essayant de s’habiller mieux que l’autre, chacun essayant de prendre un regard officiellement compatissant et officieusement très méprisant. Aucun échappatoire possible. Ils avaient le pouvoir, et le meilleur moyen de se séparer de leur emprise, c’était simplement de quitter Interpol. Mais le nombre d’années qu’il avait passé ici pouvaient lui apporter encore une chance d’avoir un petit poste honnête en faction quelque part, et c’était ce qu’il espérait.
-Voyons… il me semble que j’ai votre dossier ici.
James ne fit pas un bruit, haussa un sourcil en renfonçant ainsi son regard sombre d’un côté de son visage tandis que l’autre se tordait en une grimace toute aussi effrayante. Ses cheveux gris en brosse et son allure de lion sauvage lui donnaient l’air d’un homme haut placé, et la secrétaire qui mâchait son chewing-gum en face de lui était peut-être en train de s’en donner à cœur joie de jouer avec les nerfs de son interlocuteur. Encore cette question de pouvoir… ou alors, il se faisait simplement des idées et ce n’était qu’une naïve de première qui croit encore pouvoir changer le monde en lançant quelques shillings dans la casquette d’un mendiant et en ne tirant l’eau de la chasse qu’une fois par jour pour économiser l’eau potable.
-Bon, fit-elle en ouvrant le dossier, s’asseyant derrière un bureau dégagé et où trônaient uniquement quelques stylos et la plaquette portant son nom (« Fawl »… tiens, malgré ses airs de française, elle avait quand même un nom d’anglaise). Bon, on dirait que vous avez été suspendu.
-Très perspicace, lui renvoya le molosse sans aucun ton dans la voix. En plus, vous savez lire sans lunettes.
La secrétaire arrêta quelques instants de mâchouiller son chewing-gum, la bouche légèrement ouverte et le regard ne supportant pas, apparemment, ce manque évident de gentillesse. Un peu comme s’il lui avait mis la main aux fesses et qu’elle s’était retournée et lui avait lancé ce même regard scandalisé d’étudiante idéaliste (qui soutient la cause des animaux et ne met que de la fourrure synthétique, se dit James, et il ne put que tenter de contenir un petit sourire), mais avec la colère en plus.
-Bref, je disais, continua la secrétaire (et elle mit les lunettes pendant autour de son cou sur son nez, comme pour défier cet impoli assis en face de sa petite personne), vous avez été suspendu, et il m’a été donné pour mission (nouveau sourire de James) de vous trouver un nouveau job quelque part en Europe.
Le molosse jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le bureau était totalement fermé, contrairement aux multiples boxes qui s’étalaient au milieu de la salle centrale, et s’il arrivait à fermer les stores et la porte, il pourrait peut-être étrangler cette imbécile et calmer ses nerfs. « Mais non ! Voyons mon vieux, arrête de te faire des idées, ne deviens pas celui que tu chasses, et laisse cette pauvre fille tranquille… »
Il retourna à nouveau la tête et fixa la jeune fille.
Le verrou de la porte semblait pourtant facile d’accès.
-Bon… fit-elle à nouveau en mastiquant son chewing-gum (et cette fois-ci, ce fut un simple tic nerveux qui passa sur le visage du molosse) et en tournant l’écran de son ordinateur vers elle. Vous parlez de nombreuses langues, avez collaboré avec le MI-6, Scotland Yard, la police de Londres, Glasgow, Liverpool, Southampton, New York, Washington, Paris, Amsterdam…
-En plus, vous lisez avec lunettes, fantastique ! lança James avec un grand sourire, les yeux grand ouverts, se demandant soudain cet accès de folie, probablement du à la rage interne de n’avoir pas réussi à attraper 47.
-Fous-lui la paix, James.
La voix venait de derrière lui. Il observa juste la secrétaire l’observer lui et l’homme dans son dos du coin de l’œil, la bouche ouverte, l’air hagard.
-Sors de cette pièce, dit Lenny James d’un ton qui tentait de se faire calme.
-Désolé, je ne peux pas. Miss Fawl, voudriez-vous avoir l’obligeance de me laisser votre place durant quelques instants ?
Miss Fawl mit un certain temps à réagir, comme si l’information traitée par son cerveau devait passer par son chewing-gum avant d’atteindre ses jambes.
-Heu oui… oui, oui, bien sûr, fit-elle en se levant sans aucune classe, manquant de faire tomber deux classeurs sur une étagère derrière elle.
Elle sortit de la pièce, faisant claquer ses talons, et Humphrey prit sa place, s’asseyant calmement face à James, le regard clair et pacifique.
-Qu’est-ce tu veux ? demanda le molosse en serrant les dents. C’est à cause de toi si je suis dans cette merde, et je peux te dire que te voir en rêves est déjà largement suffisant. C’est une tentative de suicide ?
Humphrey l’observa d’un air noir, ses cheveux sombres collés en arrière en un brushing pas vraiment parfait retombant sur son front et ses tempes, puis eut un petit sourire, observa le sol durant quelques instants. Il semblait réfléchir. Plus aucun son ne s’ensuivit, puis Humphrey se leva, à nouveau calmement, ferma les stores et verrouilla la porte, comme s’il voulait prendre la place de victime de Miss Fawl à tout prix.
-C’est vraiment une tentative de suicide alors, commença James en mettant les mains en clocher sur le bureau, puis réfléchissant à sa situation et celle de son patron. Tu n’es probablement pas ici pour me parler de mon futur job à Pétaouchnock City. Qu’est-ce que tu veux ?
Humphrey ne s’assit pas, mais s’appuya contre des casiers en métal gris sombre, et pensa lentement son discours. Il avait beau être le supérieur du molosse direct depuis quelques années au sein du service luttant contre le crime organisé, il avait toujours fait pleinement attention à ses paroles, et encore plus en la présence de Lenny James.
-C’est à propos de 47.
Haussement de sourcil du molosse.
-Vous avez retrouvé sa trace ?
-Non.
-Vous voulez des infos plus précises que celles des rapports ?
-Non.
-Vous avez lancé une autre équipe contre lui ?
-Non. Et non.
Lenny James fit tout son possible pour se contenir, mais il semblait que Humphrey voulait vraiment jouer avec ses nerfs. Celui-ci, qui regardait son ex-subordonné dans le blanc des yeux avec cet étrange regard vide, se décida enfin à parler.
-Les infos que tu as trouvées sont tout simplement insuffisantes pour mettre 47 en taule. Mais tu as toujours eu les preuves de son existence.
Plus aucun bruit. Le silence total. Sauf peut-être cette mouche qui se posa sur le bureau et que James écrasa de son pouce, ne quittant pas Humphrey du regard.
-Nous ne comptons pas te remettre en piste. Du moins pas officiellement, continua Humphrey. Mais tu sais très bien que la traque de Code 47 a toujours été l’une de mes priorités. J’ai détourné quelques fonds, et avec ma fortune personnelle, on peut continuer à mener cette guerre.
-Et officiellement ? demanda James, en observant son pouce ensanglanté.
-Officiellement, tu tries le courrier à Pétaouchnock City. Mike a déjà accepté de se joindre à nous, il peut se charger de modifier les documents dans le serveur central.
James essuya son pouce sur son dossier, encore ouvert devant lui à l’envers, et commença à réfléchir à toute vitesse, puis leva à nouveau la tête vers Humphrey, la tête légèrement sur le côté, les yeux exorbités.
-Tu veux faire de moi un autre tueur à gages, ou quoi ?
Humphrey semblait mal à l’aise, se pinça la lèvre inférieure et s’assit au bureau, mettant le dossier de la chaise entre lui et James, cherchant encore les mots à lui dire.
-Pas un tueur à gages, mais… enfin, ne vas pas chercher trop loin non plus, 47 est un danger pour le système. Il doit être éliminé.
Lenny James détestait être considéré comme de la merde, comme un agent qu’on envoie faire le sale boulot ou trop facilement corruptible.
-Bien sûr, si tu arrives à le capturer, tu pourras évidemment prouver à la commission que tu avais raison. À ceci près que tu seras probablement définitivement viré pour avoir effectué des missions sans l’accord des gratte-papier du service.
La tension était palpable. Et le molosse, dont la mâchoire était plus serrée que jamais, ne montrait que la partie émergée de l’iceberg, son cœur glacé ne se décidant pas encore tout à fait.
-Tu préfère que je descende 47 pour que ton petit cul reste dans ton fauteuil de cuir tout en haut ? Tu préfères le voir mort plutôt que vivant, parce que sinon il faudrait expliquer aux supérieurs ton implication dans des investigation illégales ?
Humphrey se pinça à nouveau la lèvre, et entreprit d’ouvrir la bouche pour contre-attaquer avec des arguments plus solides, quand, presque avec un sourire, Lenny James demanda :
-Quand est-ce qu’on commence ?
Sa voix était pleine d’assurance, de détermination, et de vengeance.
-Leonard Robert James, la commission a décidé, à l’unanimité quasi-totale, qu’il vous était interdit de continuer vos investigations sur le dénommé tueur à gages nommé « Code 47 ». Il s’est avéré que le sujet était bien mort dans un hôtel à Paris, en 2005, et que la mort proche du commissaire Fournier n’était qu’une coïncidence, malgré vos théories. Toutes vos enquêtes se sont soldées par des échecs et des culs-de-sac.
-J’ai réussi à trouver une piste sé…
-Un signe sur une mallette ? Utilisez-le pour retrouver ce… « 47 », et nous changerons peut-être d’avis. D’ici-là, vos droits d’agents ici à l’intérieur du réseau vous seront également retirés pour une durée indéterminée.
-Mais je…
-Pour une durée (et il accentua le mot) pour l’instant indéterminée, sinon plus.
-Bien. Merci de m’avoir re…
-Vous pouvez disposer.
Lenny James était dans le couloir, les coude sur les genoux et le visage enfoui dans les mains, le dos étrangement voûté. Et ce n’étaient pas sa veste en tweed gris et sa cravate bleue qui lui donnaient un semblant de dignité. Tandis que les gens passaient près de lui, il tentait de se demander comment il en était arrivé ici, pourquoi il était assis sur ce banc à la con entre une plante verte et un distributeur d’eau au lieu d’être à la poursuite d’un tueur en liberté. Cela faisait plus d’une année qu’il était à la poursuite de 47, et il était vrai que les échecs se succédaient sans trêve, mais il n’avait jamais perdu sa trace, ce qui, de son avis, avait toujours été le plus important. A chaque fait divers suspect dans la presse, chaque accident mortel étrange et chaque suicide sans raison, pouvait se trouver la marque de l’assassin silencieux.
La commission avait tranché en dix minutes à peine. Juste le temps de sortir tous les dossiers traitant de 47 ou de ses pseudo-activitées, de prouver qu’aucun lien concret ne pouvait y être trouvé et que James avait profité de l’argent d’Interpol durant de nombreux mois. Celui-ci, se redressant et laissant tomber sa tête contre le mur, observa quelques instants les alentours en effervescence, téléphones sonnant dans tous les coins, machines à café chauffant à en exploser, feuilles, notes et dossiers voltigeant entre les mains de secrétaires débordées et qui préféraient se vernir les ongles entre deux rendez-vous de leur patron que de prendre la peine d’allumer leur ordinateur ou de sortir un stylo de leur poche. En les observant un peu plus, le molosse se rendit rapidement compte à quel point il haïssait ces bureaux, à quel point il haïssait l’inefficacité, à quel point il haïssait les dirigeants du réseau et à quel point il détestait se rendre compte que cet univers serait bientôt le sien.
-Monsieur James ? demanda une de ces secrétaires en ouvrant la porte, l’air endormi.
L’ex-agent se leva lentement de sa chaise, étira son dos et suivit la secrétaire dans son petit bureau sans rien dire, mais en la gratifiant d’un regard noir qui aurait fait tomber Hitman en personne. Ou presque.
En s’asseyant dans la petite chaise qui lui martyrisait les fesses, il se souvint légèrement des têtes des dirigeants de divers services internes au réseau, et se promit de leur rendre la vie infernale s’il tombait sur l’un de leurs rapports lors de sa future vie de bureaucrate désespéré. Ils étaient une demi-douzaine, chacun essayant de s’habiller mieux que l’autre, chacun essayant de prendre un regard officiellement compatissant et officieusement très méprisant. Aucun échappatoire possible. Ils avaient le pouvoir, et le meilleur moyen de se séparer de leur emprise, c’était simplement de quitter Interpol. Mais le nombre d’années qu’il avait passé ici pouvaient lui apporter encore une chance d’avoir un petit poste honnête en faction quelque part, et c’était ce qu’il espérait.
-Voyons… il me semble que j’ai votre dossier ici.
James ne fit pas un bruit, haussa un sourcil en renfonçant ainsi son regard sombre d’un côté de son visage tandis que l’autre se tordait en une grimace toute aussi effrayante. Ses cheveux gris en brosse et son allure de lion sauvage lui donnaient l’air d’un homme haut placé, et la secrétaire qui mâchait son chewing-gum en face de lui était peut-être en train de s’en donner à cœur joie de jouer avec les nerfs de son interlocuteur. Encore cette question de pouvoir… ou alors, il se faisait simplement des idées et ce n’était qu’une naïve de première qui croit encore pouvoir changer le monde en lançant quelques shillings dans la casquette d’un mendiant et en ne tirant l’eau de la chasse qu’une fois par jour pour économiser l’eau potable.
-Bon, fit-elle en ouvrant le dossier, s’asseyant derrière un bureau dégagé et où trônaient uniquement quelques stylos et la plaquette portant son nom (« Fawl »… tiens, malgré ses airs de française, elle avait quand même un nom d’anglaise). Bon, on dirait que vous avez été suspendu.
-Très perspicace, lui renvoya le molosse sans aucun ton dans la voix. En plus, vous savez lire sans lunettes.
La secrétaire arrêta quelques instants de mâchouiller son chewing-gum, la bouche légèrement ouverte et le regard ne supportant pas, apparemment, ce manque évident de gentillesse. Un peu comme s’il lui avait mis la main aux fesses et qu’elle s’était retournée et lui avait lancé ce même regard scandalisé d’étudiante idéaliste (qui soutient la cause des animaux et ne met que de la fourrure synthétique, se dit James, et il ne put que tenter de contenir un petit sourire), mais avec la colère en plus.
-Bref, je disais, continua la secrétaire (et elle mit les lunettes pendant autour de son cou sur son nez, comme pour défier cet impoli assis en face de sa petite personne), vous avez été suspendu, et il m’a été donné pour mission (nouveau sourire de James) de vous trouver un nouveau job quelque part en Europe.
Le molosse jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le bureau était totalement fermé, contrairement aux multiples boxes qui s’étalaient au milieu de la salle centrale, et s’il arrivait à fermer les stores et la porte, il pourrait peut-être étrangler cette imbécile et calmer ses nerfs. « Mais non ! Voyons mon vieux, arrête de te faire des idées, ne deviens pas celui que tu chasses, et laisse cette pauvre fille tranquille… »
Il retourna à nouveau la tête et fixa la jeune fille.
Le verrou de la porte semblait pourtant facile d’accès.
-Bon… fit-elle à nouveau en mastiquant son chewing-gum (et cette fois-ci, ce fut un simple tic nerveux qui passa sur le visage du molosse) et en tournant l’écran de son ordinateur vers elle. Vous parlez de nombreuses langues, avez collaboré avec le MI-6, Scotland Yard, la police de Londres, Glasgow, Liverpool, Southampton, New York, Washington, Paris, Amsterdam…
-En plus, vous lisez avec lunettes, fantastique ! lança James avec un grand sourire, les yeux grand ouverts, se demandant soudain cet accès de folie, probablement du à la rage interne de n’avoir pas réussi à attraper 47.
-Fous-lui la paix, James.
La voix venait de derrière lui. Il observa juste la secrétaire l’observer lui et l’homme dans son dos du coin de l’œil, la bouche ouverte, l’air hagard.
-Sors de cette pièce, dit Lenny James d’un ton qui tentait de se faire calme.
-Désolé, je ne peux pas. Miss Fawl, voudriez-vous avoir l’obligeance de me laisser votre place durant quelques instants ?
Miss Fawl mit un certain temps à réagir, comme si l’information traitée par son cerveau devait passer par son chewing-gum avant d’atteindre ses jambes.
-Heu oui… oui, oui, bien sûr, fit-elle en se levant sans aucune classe, manquant de faire tomber deux classeurs sur une étagère derrière elle.
Elle sortit de la pièce, faisant claquer ses talons, et Humphrey prit sa place, s’asseyant calmement face à James, le regard clair et pacifique.
-Qu’est-ce tu veux ? demanda le molosse en serrant les dents. C’est à cause de toi si je suis dans cette merde, et je peux te dire que te voir en rêves est déjà largement suffisant. C’est une tentative de suicide ?
Humphrey l’observa d’un air noir, ses cheveux sombres collés en arrière en un brushing pas vraiment parfait retombant sur son front et ses tempes, puis eut un petit sourire, observa le sol durant quelques instants. Il semblait réfléchir. Plus aucun son ne s’ensuivit, puis Humphrey se leva, à nouveau calmement, ferma les stores et verrouilla la porte, comme s’il voulait prendre la place de victime de Miss Fawl à tout prix.
-C’est vraiment une tentative de suicide alors, commença James en mettant les mains en clocher sur le bureau, puis réfléchissant à sa situation et celle de son patron. Tu n’es probablement pas ici pour me parler de mon futur job à Pétaouchnock City. Qu’est-ce que tu veux ?
Humphrey ne s’assit pas, mais s’appuya contre des casiers en métal gris sombre, et pensa lentement son discours. Il avait beau être le supérieur du molosse direct depuis quelques années au sein du service luttant contre le crime organisé, il avait toujours fait pleinement attention à ses paroles, et encore plus en la présence de Lenny James.
-C’est à propos de 47.
Haussement de sourcil du molosse.
-Vous avez retrouvé sa trace ?
-Non.
-Vous voulez des infos plus précises que celles des rapports ?
-Non.
-Vous avez lancé une autre équipe contre lui ?
-Non. Et non.
Lenny James fit tout son possible pour se contenir, mais il semblait que Humphrey voulait vraiment jouer avec ses nerfs. Celui-ci, qui regardait son ex-subordonné dans le blanc des yeux avec cet étrange regard vide, se décida enfin à parler.
-Les infos que tu as trouvées sont tout simplement insuffisantes pour mettre 47 en taule. Mais tu as toujours eu les preuves de son existence.
Plus aucun bruit. Le silence total. Sauf peut-être cette mouche qui se posa sur le bureau et que James écrasa de son pouce, ne quittant pas Humphrey du regard.
-Nous ne comptons pas te remettre en piste. Du moins pas officiellement, continua Humphrey. Mais tu sais très bien que la traque de Code 47 a toujours été l’une de mes priorités. J’ai détourné quelques fonds, et avec ma fortune personnelle, on peut continuer à mener cette guerre.
-Et officiellement ? demanda James, en observant son pouce ensanglanté.
-Officiellement, tu tries le courrier à Pétaouchnock City. Mike a déjà accepté de se joindre à nous, il peut se charger de modifier les documents dans le serveur central.
James essuya son pouce sur son dossier, encore ouvert devant lui à l’envers, et commença à réfléchir à toute vitesse, puis leva à nouveau la tête vers Humphrey, la tête légèrement sur le côté, les yeux exorbités.
-Tu veux faire de moi un autre tueur à gages, ou quoi ?
Humphrey semblait mal à l’aise, se pinça la lèvre inférieure et s’assit au bureau, mettant le dossier de la chaise entre lui et James, cherchant encore les mots à lui dire.
-Pas un tueur à gages, mais… enfin, ne vas pas chercher trop loin non plus, 47 est un danger pour le système. Il doit être éliminé.
Lenny James détestait être considéré comme de la merde, comme un agent qu’on envoie faire le sale boulot ou trop facilement corruptible.
-Bien sûr, si tu arrives à le capturer, tu pourras évidemment prouver à la commission que tu avais raison. À ceci près que tu seras probablement définitivement viré pour avoir effectué des missions sans l’accord des gratte-papier du service.
La tension était palpable. Et le molosse, dont la mâchoire était plus serrée que jamais, ne montrait que la partie émergée de l’iceberg, son cœur glacé ne se décidant pas encore tout à fait.
-Tu préfère que je descende 47 pour que ton petit cul reste dans ton fauteuil de cuir tout en haut ? Tu préfères le voir mort plutôt que vivant, parce que sinon il faudrait expliquer aux supérieurs ton implication dans des investigation illégales ?
Humphrey se pinça à nouveau la lèvre, et entreprit d’ouvrir la bouche pour contre-attaquer avec des arguments plus solides, quand, presque avec un sourire, Lenny James demanda :
-Quand est-ce qu’on commence ?
Sa voix était pleine d’assurance, de détermination, et de vengeance.
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